CUADERNOS DE LA HABANA


Attendre, sans rien espérer

 

 

1.

L’avion atterrit à l’aéroport José Martí et à peine ai-je foulé le sol que l’humidité prend mon corps d’assaut, accompagnée d’une étrange sensation. Mes yeux reconstruisent avec netteté cette vieille photo de mes parents, enlacés dans le Malecón. Ils viennent tout juste de faire connaissance. Plus de 60 années se sont écoulées depuis, et je me demande comment j’ai pu tant tarder à venir à La Havane, une ville qui s’est toujours tenue dans les coulisses de ma vie. Nous nous attendions, elle et moi. Stefan m’a convaincu, lors de notre rencontre à Venise, de m’unir librement à son équipe, sans obligation particulière: voir, entendre, et me taire, me suis-je promis. Beaucoup de temps a passé depuis cette conversation, et Stefan lui-même a plus d’une fois remis le projet à plus tard. Il n’est pas facile, je suppose, d’organiser un enregistrement à Cuba. Eux sont ici déjà depuis quelques jours, mais ma décision a été prise à la toute dernière minute. Raúl, l’un des deux chauffeurs qui nous trimballeront à droite et à gauche pendant notre séjour, vient me prendre. Dans un premier temps, nous nous manquons car il m’attendait à la mauvaise porte. Il comprend mon italien aussi mal – ou aussi bien – que moi son espagnol, mais nous parlons sans arrêt, sautant du coq à l’âne, pendant qu’il me conduit à ma destination, l’Hostal Valencia, dans la Habana Vieja. On me l’a recommandé comme un endroit agréable, pas trop luxueux, mais surtout à l’écart des nombreux touristes des deux Meliás ou de l’Hotel Nacional. Nous nous y dirigeons dans une vieille Moskvich rouge tout rafistolée qui semble avoir déjà plusieurs centaines de milliers de kilomètres derrière elle. Une partie des gaz d’échappement pénètre à l’intérieur de la voiture, de sorte qu’on doit ouvrir la fenêtre afin de ne pas étouffer. Quoique l’air de La Havane, avec ses milliers de voitures aussi mal en point, voire plus encore, que celle de Raúl et consommant une essence de piètre qualité, n’apparaît pas non plus spécialement pur. Raúl est ingénieur en télécommunications, mais il gagne beaucoup plus d’argent à titre de chauffeur pour touristes étrangers. Bien sûr, il exige des dollars, et gagne en une seule journée de travail l’équivalent de son salaire mensuel d’ingénieur. D’un seul souffle, il me raconte sa vie, me parle de politique, de Fidel (qu’il appelle « le Barbu », dessinant avec sa main une barbe imaginaire sur son visage), de sa femme, de ses filles, et surtout, de voitures. Ses yeux s’illuminent lorsqu’il aperçoit une belle voiture, un événement rare dans cette ville. Pourtant, il se contente de sa vieille caisse. Il se plaint tout en ne cessant de rigoler et de sourire.

 

 

2.

Raúl passe me prendre pour me conduire à une fête de santería où je rejoins le reste de l’équipe. Deux noirs jouent du tambour et les autres chantent une musique répétitive, dans une maison minuscule. Les gens entrent et sortent continuellement, dont certaines dévotes vêtues de blanc. Soudainement, un noir qui dirigeait les chants demande que l’on dégage un espace au centre pour que puisse danser une femme qui, peu à peu, semble entrer en transe, à moins qu’elle ne soit étourdie car elle tourne sans arrêt sur elle-même et la musique a un effet hypnotisant indéniable. Il fait une chaleur suffocante. Le cercle des gens qui chantent et de ceux qui leur répondent comme un écho se referme de plus en plus sur la femme, l’emprisonnant presque. Ils lui chantent à l’oreille l’incessante litanie africaine. Quelqu’un me dit qu’elle pourrait être porteuse du message d’un dieu quelconque. La femme transpire à grosses gouttes, de temps en temps, elle est traversée de petites convulsions, les gens l’échauffent toujours plus, lui bloquent les issues. Elle termine au sol, ruisselante de sueur, se tortillant au grand plaisir des spectateurs, avec le visage béat de quelqu’un qui a accompli un rite ancestral. Le désordre ambiant s’ajoutant à mes difficultés à comprendre l’espagnol, je n’arrive pas à déterminer si oui ou non les dieux – leurs dieux – ont parlé. Bien que, après un spectacle d’une telle intensité, cela est peut-être secondaire. La soirée se termine avec un daikiri au « Floridita » suivi d’un repas au restaurant « le Monseigneur », devant l’Hotel Nacional, où a joué et chanté pendant des années le génial Bola de Nieve (boule de neige), le meilleur surnom possible pour un petit noir avec une tête ronde comme une boule de billard. Ma mère l’adorait et j’ai fini par connaître par cœur les No dejes que te olvide, Cuando te encuentre, Vete de mí, Déjame recordar, Si me pudieras querer, en plus de Babalú, la chanson de Margarita Lecuona, que personne n’a interprétée avec plus de grâce que lui. C’est à travers ses chansons que j’ai appris le peu d’espagnol que je connais. Son piano y est encore, mais lui pas, malheureusement. Et je me dis que cet endroit a certainement connu des temps meilleurs. Je me lève pour aller me laver les mains, mais il n’y a pas d’eau dans les cabinets, chose courante dans cette ville. Un vieil homme très maigre assis sur une chaise sort une bouteille de plastique avec trois trous dans le bouchon. Il m’offre de verser de l’eau afin que je puisse me laver les mains. Il retourne ensuite s’asseoir sur sa petite chaise près du lavabo. En fin de soirée, de retour à ma chambre, je commence à lire un recueil de poèmes de celui dont j’ai décidé qu’il serait mon compagnon de voyage: José Martí, héros de l’indépendance et poète national. J’ai décidé d’ouvrir le petit livre chaque soir, au hasard, avant de m’endormir. Je lis :

 

Tout se meurt

Autour de moi :

Tout se meurt-il vraiment

Ou est-ce plutôt moi qui me meurs?

 

 

3.

Dans l’avant-midi, nous nous baladons dans les rues d’un quartier complètement délabré. Bien sûr, toute la ville semble être dans un état d’abandon complet. Rares sont les endroits où l’on peut éprouver comme ici le passage du temps. Des maisons magnifiques tombant littéralement en ruine, des rues défoncées où ne subsiste aucune trace de l’asphalte d’autrefois, comme si venait d’avoir lieu une grande bataille. Mais le seul combat que l’on mène ici est celui pour survivre jusqu’au lendemain, pour supporter un jour de plus l’embargo répugnant des États-Unis, un embargo criminel devant lequel la communauté internationale garde un silence lâche, complice. La misère est dans ces rues encore plus palpable que dans la Habana Vieja, du moins pour ce que j’en ai vu jusqu’ici. Mais on pourrait difficilement supporter la pauvreté avec plus de dignité. Nous arrivons dans une grande fête. Ici, la musique est le remède le plus répandu pour oublier, pour se sentir en vie. Comme lors de la fête religieuse, tout a un air très africain: les habits, les symboles, les coiffures, les paroles des chansons, les percussions omniprésentes … Des centaines de personnes s’entassent dans un espace très restreint, s’abandonnant à la musique. Deux policiers arrêtent un jeune noir qui vendait des cassettes de contrebande. Il résiste et une bagarre d’une grande violence éclate. Les gens regardent. Quelqu’un dit: « ils vont le tuer! », mais personne n’intervient et il est finalement maîtrisé. C’est le visage dur du régime: tous se savent surveillés, le maintien du système l’exigeant et tous vivent aux limites de la légalité puisque leur survie l’exige. On me présente une petite fille : elle s’appelle Yudelkis et elle a six ans. J’essaie de lui parler et ses parents m’invitent à boire de leur rhum. Ils ont la générosité des pauvres. Les groupes se succèdent sur la scène, mais ils font tous de la musique afro-cubaine. Tout ce va-et-vient finit par me fatiguer et je décide d’aller me promener seul, au hasard, histoire de m’imprégner des mille visages de La Havane et de dessiner un peu. Je conviens avec Stefan d’un rendez-vous pour le lendemain, au Centro Artístico Gallego, où un enregistrement est prévu. En fin de soirée, je reviens à José Martí:

 

Tel une bête fauve en cage

Je laisse ma place – j’entrouvre la porte,

Je retourne à mon livre,

Je fixe mes yeux étroits sur ses mots,

Comme une corde sensible, je tremble et je vibre, -

Et mon âme tourmentée rugit et mord,

Comme enfermée dans un corps de marbre.

 

 

4.

Lorsque j’arrive au Centro artístico Gallego, l’orchestre a déjà commencé à jouer. Son répertoire est composé de boléros et de sones. Le public est âgé et certains couples de plus de 80 ans dansent à merveille. Le flûtiste de l’orchestre, à peu près du même âge, joue avec un réel enthousiasme. Ici, je ne m’ennuie pas du tout, l’ambiance est chaleureuse, décontractée. Nous sommes au premier étage et une lumière magnifique pénètre par les portes ouvertes des balcons. Mariko s’est assise à l’un d’eux pour écrire des lettres. Adrian est descendu dans la rue avec un micro afin d’y capter le son ambiant. Andrés et Stefan sont aux consoles d’enregistrement. Luis et Günter boivent des mojitos et discutent. À différentes tables, des hommes en groupes de quatre jouent aux dominos, mais la plupart dansent. Je les fixe avec grand plaisir. Quelle joie de vivre, quelle chaleur, quels sourires ! Comme ces gens savent jouir de la musique ! La scène sur laquelle joue l’Orquesta Sublime ressemble à la scène d’un petit théâtre de collège, sale et déglinguée. La sonorisation est minable, mais c’est pour ainsi dire le sport national ici de surmonter les obstacles et de vaincre l’adversité. J’observe un homme très âgé, aux cheveux tout blancs qui fume un cigare et qui est un plaisir à voir danser. Plus tard, il va s’asseoir et j’en profite pour essayer de lui parler. Il baragouine l’italien, et il m’est enfin possible d’entamer avec quelqu’un une conversation plus ou moins cohérente. Il s’appelle Juan. Il est espagnol, originaire de la ville de Malaga, et il me raconte une histoire que j’ai peine à croire, même s’il me jure que c’est la stricte vérité. Un jour en 1941, il était à table avec sa femme ainsi qu’un couple d’amis quelque part à Malaga. Vers la fin du repas, lui et son camarade dirent aux femmes qu’ils allaient faire un tour. Leurs pas les menèrent au port de Malaga. Ils s’approchèrent d’un navire et un marin leur dit qu’il était sur le point de quitter pour la Havane. Ils s’embarquèrent, sans aviser qui que ce soit, et ils passèrent trois années à Cuba. Quand Juan revînt en Espagne, sa femme ne voulant plus rien savoir de lui, il s’embarqua sur un autre navire, à bord duquel il voyagea à travers le monde pendant quelques années. Plus tard, il retourna à Cuba et il était même des barbudos qui firent leur entrée triomphante à La Havane aux côtés de Fidel en 1959 après avoir renversé Batista. Il se sent cubain et il défend Fidel et la révolution jusqu’à la mort. Toutefois, comme tant d’autres ici, il n’aime pas la situation actuelle, appelée ici « période spéciale », qui a débuté avec la chute des régimes communistes en Europe. Juan vient ici presque chaque jour, pour danser, pour jouer aux dominos et pour se remémorer de vagues souvenirs de l’Espagne. Ici, on appelle tous les Espagnols « Gallegos » (Galiciens) et Juan m’explique que c’est ici leur lieu de rencontre habituel. Le soir, dans la rue, Adrian se fait voler son appareil photo par un gamin et nous devons attendre qu’il rentre du commissariat avec Noel et Luis, qui devaient lui servir d’interprètes. Luis raconte des choses au sujet du commissariat que j’ai également peine à croire, bien que Juan ait déjà réussi aujourd’hui à réduire considérablement ma faculté d’être surpris. Il est déjà très tard lorsque nous prenons une bouchée au Café Mercurio, après quoi je marche jusqu’à l’Hostal Valencia. Martí m’attend, fidèle au rendez-vous:

 

Ne m’arrache pas les cheveux blancs

Car ils sont ma dignité:

Chaque cheveu blanc est la trace d’un éclair

Qui a frappé ma tête sans la casser

Embrasse mes cheveux blancs, ma fille,

Car ils sont ma dignité.

 

 

5.

Même si je me trouve bien à l’Hostal Valencia, je décide de déménager vers le quartier Nuevo Vedado, où habitent Stefan et le reste du groupe. J’ai envie de contacts humains plus étroits. Noel me conseille un appartement dans la maison d’une femme d’une soixantaine d’années du nom de Milaida. Elle habite avec sa mère de 87 ans qui, pour passer le temps, triche aux cartes malgré qu’elle joue seule, et fume en cachette de sa fille. Il est maintenant permis de louer des chambres, bien que cela implique beaucoup de paperasse et qu’il faille payer chaque mois des impôts très élevés, que les chambres soient louées ou pas. Le tout en dollars, bien entendu. Milaida baragouine aussi l’italien et elle me raconte des histoires d’anciens locataires qui venaient ici avec l’intention, plus ou moins dissimulée, de faire du tourisme sexuel. Milaida ne veut pas d’escortes dans sa maison, me dit-elle, mais elle tient quand même à préciser que les femmes qui accompagnent les étrangers ne sont pas toutes des escortes, c’est-à-dire des prostituées. Elle me parle de certaines de ses amies, des jeunes femmes qui ont un travail décent, des infirmières ou des employées « professionnelles », qui n’ont d’autre choix, afin d’obtenir des dollars et de pouvoir nourrir leurs enfants, que de sortir avec des étrangers. Elle me laisse entendre que si je le désire, elle peut rapidement me mettre en contact avec l’une d’entre elles. Mais pas plus d’une, insiste-t-elle. Être avec deux à la fois, c’est de la « pornographie ». C’est ahurissant: nous venons tout juste de faire connaissance et elle me parle avec une ouverture et une confiance absolues. Ici, le temps ne s’écoule rapidement que lorsqu’il s’agit des relations humaines, pensé-je. Plus tard, nous allons enregistrer dans une maison du quartier de Miramar et je peux à nouveau constater la précarité dans laquelle vivent ces gens. La maison est jolie mais délabrée. Comme c’est le cas de tant d’autres, elle n’a pas été repeinte depuis des décennies, mais elle paraît luxueuse comparée à notre seconde destination, une maison du centre-ville de La Havane, sur la rue Ánimas. Là, outre tout ce qui me semble sur le point de s’écrouler, je constate que plusieurs choses se sont effectivement déjà écroulées. Une rue portant un pareil nom est destinée à n’être habitée que par des spectres. Le temps agit ainsi sur les maisons et sur les personnes, et tout semble avancer selon un curieux équilibre. Personne ne ramasse les restes des murs qui s’écroulent, comme personne ne semble se préoccuper des enfants qui, pieds nus et dépenaillés, jouent parmi les décombres. La pauvreté est complète. Dans la maison où nous nous rendons, il y a une marmite sur le feu dans laquelle mijote quelque chose qui dégage une odeur indéfinissable. Dans un coin, par terre, un petit autel de santería, avec des bâtons, des pierres, des verres et toutes sortes d’objets encore. Une femme nous suggère de nous agenouiller, de baiser un quelconque objet et de prier - pour notre santé ou pour « notre mère ». Dans un autre coin, le fameux portrait du Che, idole nationale tout comme Martí. À l’intérieur aussi tout semble sur le point de s’écrouler, mais je suppose que c’est ainsi depuis des années. Je m’assieds dans un petit escalier tout déglingué. En haut, on entrevoit - misérable et sale - ce qui doit être la chambre à coucher. Comme partout, des gens entrent et sortent constamment. Ils paraissent tous contents, me serrent la main, me sourient, ma parlent si rapidement que je ne capte pas un seul mot. J’en profite pour dessiner, d’abord à l’intérieur, puis dans la rue, où s’improvise rapidement une grande fête, avec des percussions et des chants afro-cubains. Les gens passent sans s’arrêter, comme si ce genre de tumulte, en pleine rue, était tout ce qu’il y a de plus normal. D’ailleurs, ce matin même chez Milaida, très tôt, j’ai été réveillé par de la musique provenant de la rue. Personne ne se plaint et les policiers, qui se trouvent toujours en grand nombre dans les rues, se contentent de regarder et de laisser faire. Des bicyclettes passent, ainsi que des engins improvisés des plus bizarres qui semblent tout droits sortis d’un gouffre temporel. Dans l’un des magasins pour les Cubains, qui sont presque toujours fermés ou tout simplement vides, n’ayant rien à offrir, je vois une affiche sur laquelle est écrit: « Avis: passer prendre le lait en matinée car le réfrigérateur est en panne; le lait qui a tourné ne pourra être remplacé ». Raúl, le chauffeur, m’explique qu’on a droit à du lait seulement jusqu’à l’âge de sept ans. Au-delà de cette limite, qui veut du lait doit le payer en dollars, lesquels ne sont pas faciles à obtenir, bien que tous s’arrangent pour en avoir toujours quelques-uns uns dans la poche. En pleine fête, que Noel et Günter ont agrémenté de quelques bouteilles de rhum, un noir m’approche en tentant de me convaincre de l’accompagner jusqu’à un autel de santería afin que quelqu’un devine mon avenir et, si je le désire, mon passé également. Je lui réponds tant bien que mal que ce qui est sûr, c’est que mon passé, confus et désordonné, m’intéresse bien davantage que mon futur. Il rigole et reste un peu avec moi, fumant et buvant des bouteilles de rhum qui se passent d’une main à l’autre. C’est alors que survient son babalú – je devine qu’il s’agit d’une sorte de gourou personnel -, qu’il me présente fièrement. Il le vénère littéralement. Toujours ces vestiges des racines africaines. Lorsque le brouhaha se dissipe et que Adrian et Andrés commencent à ranger les micros, il me donne son adresse et son numéro de téléphone et insiste pour que nous nous rencontrions à un moment donné. « C’est pour ton bien », me dit-il, convaincu. Le soir, entre les roulades des oiseaux, nous enregistrons un groupe au café O’Reilly, qui interprète, parmi beaucoup d’autres chansons, Chan chan de Compay Segundo, une espèce d’hymne de la renaissance de la musique cubaine à l’extérieur de l’île. Fidel, le percussionniste, m’explique qu’il s’agit d’une très vieille chanson, qui avait été presque complètement oubliée, comme tous ces musiciens octogénaires qui font aujourd’hui fureur en Europe et aux Etats-Unis, devenus tout à coup riches et célèbres, après avoir passé toute leur vie à jouer et à composer. Des décennies passées à Cuba jouant pour quelques pesos et aujourd’hui, les multinationales se les arrachent pour leur faire signer des contrats en exclusivité. Plus tard, je me dirige seul vers la Plaza de Armas, où se trouvent plusieurs stands de vieux livres et des libraires savants. Je m’achète un recueil de poèmes de Nicolás Guillén, une autre des merveilles littéraires de Cuba. Je l’ai feuilleté le soir venu dans mon appartement, mais une fois au lit, je suis resté fidèle à José Martí:

 

Comme un poignard d’acier tordu

Cette chanson pénètre mes entrailles

 

 

6.

Ce matin, je parle avec Milaida, qui se réjouit des magazines et des journaux que je lui ai apportés. Elle en fait la collection dans toutes les langues, même si elle n’y comprend pas un mot. Elle apprécie tout spécialement les revues à potins espagnoles. Elle connaît toutes les vedettes qui y figurent, exhibant leurs maisons et leurs plus récentes conquêtes amoureuses. Je vais me promener dans le quartier et j’assiste à des scènes curieuses, en particulier au marché de fruits près de ma maison. Je suis marqué par l’image d’un vieil homme assis dans une chaise berçante. Une femme lui fait des reproches, je ne comprends pas très bien lesquels. Je crois qu’elle lui demande de faire quelque chose ou d’aller quelque part. Sans bouger de sa chaise berçante, il lui répond qu’il ne peut pas puisqu’il a trop de choses à faire. Elle s’indigne qu’il puisse dire une chose pareille, alors qu’il reste assis toute la journée à ne rien faire. « J’ai beaucoup à réfléchir », répond Hernández – c’est ainsi qu’il s’appelle – avant de se tourner vers moi avec un sourire et un geste complices. Je termine ma promenade à la maison où restent Stefan et Mariko et, pendant qu’Adrian fait les préparatifs pour l’enregistrement d’un duo, je discute avec Manolo et Eloína, leurs hôtes, tous deux chaleureux et d’une nature sympathique. Manolo me fait voir, fièrement, son Opel 1951, un véritable joyau, parfaitement conservé. Il a été caissier dans une banque pendant 42 ans et il reçoit aujourd’hui une pension qui représente, en pesos, l’équivalent de 15 dollars par mois. Le revenu mensuel d’un chirurgien est aussi d’environ 450 pesos, c’est à dire 25 dollars. Manolo et Eloína louent des chambres, comme plusieurs le font dans le quartier Nuevo Vedado. Les inspecteurs vérifient constamment si tout est dans l’ordre et s’assurent qu’ils n’ont pas plus de chambres qu’ils ne le déclarent. En chemin vers la maison d’Alicia, l’amie de Noel, je joue à mon jeu favori ces jours-ci: demander à Raúl la marque et le modèle de toutes les vieilles voitures américaines qui circulent toujours dans les rues. « Chevrolet 1953 ! », « Buick 1949 !», « Cadillac 1956 ! », « Ford 1958 , Edition spéciale !», répond Raúl avec une parfaite assurance, ajoutant même des détails sur chaque modèle et notant les ajouts et les changements que leur ont apporté les propriétaires. Pour certaines voitures, des modèles très rares qu’il sait repérer de loin, il sait exactement combien on en retrouve dans toute la ville. Bien sûr, toutes datent d’avant la révolution. Dans presque tous les domaines, 1959 représente la séparation entre l’avant et l’après. Raúl a un frère à Miami et il prévoit aller l’y rejoindre car il dit qu’il n’y a pas d’avenir pour ses filles à Cuba. Je suggère que là-bas, il pourra conduire une véritable voiture, plutôt que sa vieille Moskvich, et ses yeux se mettent à briller. Il est, parmi toutes les personnes à qui j’ai parlé, le plus critique envers le régime. Il me dit : « Imagine que je te récite le même poème pendant quarante ans, pour après te demander: "Il te plaît, ce poème ?" ». Le régime n’a plus rien à offrir, il est ratatiné, croit-il, même si, comme tous les gens ici, il respecte et, d’une certaine façon, admire Fidel. Dans la voiture, il me fait écouter les blagues d’un humoriste cubain exilé à Miami, mais je ne comprends presque rien. Il emploie l’adjectif « violent » pour désigner ce qui est drôle. Je lui demande s’il est vrai que les Cubains de Miami, dans l’attente de la mort de Fidel, se sont déjà réparti l’île afin de pouvoir l’acheter en entier. Raúl hausse les épaules: la mort de Fidel lui paraît utopique. S’il suppose que rien ne pourra changer avant qu’elle ne survienne, il n’aborde jamais ce sujet de façon sérieuse. Il y a une panne d’électricité chez Alicia, ce qui veut dire qu’il n’y a pas non plus d’eau. Nous enregistrons d’abord son chœur d’enfants, qu’elle dirige en faisant des gestes et des mimiques que les enfants imitent religieusement. Après le travail, nous restons pour une soirée improvisée en compagnie de son père, Andrés, un pianiste célèbre, qui a étudié au Conservatoire Tchaikovsky de Moscou et qui a quelques enregistrements et publications à son actif. Il est un ami d’Arturo Sandoval, avec qui il a beaucoup joué. Il n’aspire pas à quitter Cuba, où il vit pourtant, comme la plupart, avec le stricte minimum et dans des conditions inversement proportionnelles à son talent. Nous finissons de converser à la lumière des chandelles et Stefan parvient à convaincre Andrés de participer à un autre enregistrement. Nous prenons le repas du soir au restaurant de l’Hostal Valencia et je me réjouis d’avoir déménagé chez Milaida. De retour chez moi, je m’attaque à Nicolàs Guillén :

 

Toi qui as quitté Cuba,

Réponds,

Où trouveras-tu le vert et le vert ?

Le bleu et le bleu,

Le palmier et le palmier sous le ciel ?

Réponds.

Toi qui as oublié ta langue,

Réponds.

Et dans une langue étrangère tu mâches

Le well et le you,

Comment peux-tu vivre muet ?

Réponds.

 

 

7.

Le matin, nous allons enregistrer au Museo de la Música, où nous étions déjà allés il y a quelques jours. Le conservateur de ce musée des instruments, Osmani, se charge de nous montrer divers pianos mécaniques. Stefan a une théorie bien arrêtée sur l’influence de Cuba comme lieu de propagation de la nouvelle musique vers les Etats-Unis. Nous demandons à Osmani de n’utiliser que des rouleaux du début du siècle. Il hésite tout d’abord, évoquant la nécessité d’obtenir des autorisations officielles, mais notre insistance – et nos dollars – le convainquent. Pendant le repas, je parle de politique avec Noel. S’il voit les mêmes problèmes que Raúl - problèmes que peut constater quiconque ouvre un tant soit peu les yeux et les oreilles - il a un point de vue beaucoup plus optimiste. Les choses changent peu à peu, dit-il, même s’il est critique à l’égard du régime. Il se plaint de ce que, peu importe l’argent que l’on possède (si l’on a la chance d’en recevoir en cadeau, puisqu’il est impossible de devenir riche autrement ici, l’État ayant tout en main), on ne peut rien en faire. Mais le fait que plusieurs personnes accumulent petit à petit des dollars représente un danger, et c’est pourquoi, pense Noel, il sera bientôt permis d’acheter voitures, appartements, etc. Il n’y a pas si longtemps, il était interdit d’avoir en sa possession des dollars et aujourd’hui, on ne voit que ça sur la rue. Le problème du logement est également très sérieux. On ne construit pas de nouvelles maisons et, après leur mariage, les jeunes n’ont pas d’autre choix que de continuer à vivre avec leurs parents. Milaida me raconte qu’il est devenu fréquent pour les jeunes de s’occuper de personnes âgées, sans même les connaître. Les jeunes vivent auprès des vieillards, sans payer ni être payés, mais dans l’espoir – lointain et quasi-irréel - de pouvoir rester dans leur maison lorsqu’ils mourront. Une nouvelle manifestation de la patience. L’attente est véritablement le sport national, chacun espérant quelque chose qui n’arrive jamais. Ils attendent, sans rien espérer. Mais le temps s’écoule lentement, ce qui aide, je suppose. Nous-mêmes avons passé presque toute la soirée à attendre un pianiste aveugle, Frank Emilio, au Club Imágenes, et nous convenons finalement de remettre l’enregistrement au lendemain. Nous terminons la soirée à la Casa de la Trova, un établissement de San Lázaro aux murs complètement décrépis où une femme avec des petits enfants écoutent un vieil homme chanter des boléros. Plus tard, une jeune femme se joint à lui. Si sa voix n’est pas entraînée, elle n’a pas non plus les déformations typiques des chanteurs. Parfois elle chante faux, mais sa voix mêlée à celle du guitariste (qui chante certaines de ses compositions, écrites dans un style que l’on nomme ici « fílin») produit un son hors du commun. Günter et Luis font circuler le rhum et les gens se réchauffent rapidement et se mettent à danser. Une femme tente de se déshabiller pour montrer comme elle a un beau corps, mais Luis parvient à la convaincre que ce n’est pas nécessaire et que l’on peut très bien constater à quel point elle est attirante. En réalité, elle est hideuse, elle a un corps déformé de naissance et elle porte la pauvreté aussi bien sur son visage que dans ses vêtements. « Les hommes me poursuivent ! », crie-t-elle, déjà un peu ivre, levant dans les airs sa bouteille de rhum. Mais en gros, l’ambiance est exceptionnelle et le rhum finit par nous faire effet aussi. Nous terminons la soirée par un repas à « La Guarida », sur la rue Concordia, là où a été tourné le film « Fraises et chocolat ». C’est une maison étonnante, qui a dû être très luxueuse à l’époque: grandes balustrades, espaces immenses aux paliers de chaque étage, plafonds très hauts. Aujourd’hui, elle est presque en ruines, mais nous y mangeons très bien. De retour chez moi, je reviens à José Martí, dont on remarque le portrait et les paroles dans toutes les rues de La Havane, tapissées de slogans révolutionnaires. Hier, je suis passé par hasard devant la maison où il est né, tout près de la gare. Ce soir, ces vers me plaisent:

 

Je suis un homme sincère

Du pays des palmiers

Et avant de mourir j’aimerais

Chanter les vers qui viennent de mon âme.

Je viens de partout

Et partout je vais

Je suis un art parmi les arts

Et parmi les montagnes je suis montagne.

Je cache dans mon cœur vaillant

La peine qui le blesse

Fils d’un peuple esclave

Vis pour lui, tais-toi et meurs.

 

 

8.

Je prends une journée pour me reposer, lire, dessiner et me promener. Le soir venu, je rencontre les autres dans le quartier Miramar, où Andrés enregistre finalement les Contradanzas de Saumell. Frank Emilio, le pianiste aveugle, improvise, s’inspirant de cette musique cubaine du début du siècle à laquelle Stefan s’intéresse tant. Après avoir mangé dans un restaurant près de la maison, je passe quelques heures à me promener au hasard dans la ville. Je visite un cimetière immense, un marché ambulant, un collège, des cafés, un complexe sportif. Je lève les yeux lorsque j’entends parler italien. Ce sont presque toujours des Italiens du sud avec des mulâtres très jeunes pendues à leurs bras, qu’ils exhibent, arrogants, comme des trophées de chasse. L’enregistrement se termine après minuit et nous allons manger dans un restaurant qui s’appelle « El Gato tuerto » (le Chat borgne). Après, Günter, Adrian et Luis me convainquent de les accompagner à la Casa de la Música. Raúl passe nous prendre avec sa voiture et à peine avons-nous ouvert la portière qu’une douzaine de filles nous assaillent. Je n’ai pas l’impression qu’il s’agit de ces « filles convenables, professionnelles » dont m’ont parlé Manolo et Milaida, mais bien de véritables escortes. Elles sont très jeunes, toutes noires ou mulâtres. Avec une parfaite désinvolture, elles invitent chacun de nous à choisir celle qu’il préfère. Elle ne peuvent entrer seules et il nous faudrait payer les dix dollars que coûte leur entrée. Luis fait l’interprète, mais je crois qu’il n’inspire pas confiance aux filles, d’autant plus qu’il décide d’entrer seul. Günter choisit sur-le-champ une mulâtre à robe rouge, Yamilet, qui s’accroche à son bras et ne lâche pas prise avant que nous ne soyons à l’intérieur. Nous buvons des mojitos, nous dansons et à la fin, sans trop savoir comment, chacun de nous a une fille à ses côtés. La mienne s’appelle Lisdeivis, un prénom qu’elle doit me répéter plusieurs fois avant que je ne le comprenne. Elle est très grande, elle porte une robe noire et elle ne semble pas du tout gênée que je sois de plus de 30 ans son aîné. Elle me touche, me passe les bras sur la bouche et me demande si sa peau me plaît. «Cette peau rend les hommes fous », me dit-elle. Je lui demande ce qu’elle fait dans la vie et elle me répond qu’elle étudie pour devenir femme d’affaires. Quelles affaires dans un pays communiste, me demandé-je, et je suppose également qu’elle devra attendre longtemps avant de pouvoir exercer son métier. « Mais je ne suis pas une pute, tu sais » me lance-t-elle, sans que j’aie insinué quoi que ce soit et alors qu’elle se comporte de plus en plus comme si elle en était une. Elle me pose des questions sur l’Italie, me parle d’amis italiens, sans aucun doute des touristes avec qui elle est sortie dernièrement. Les heures passent, entre les mojitos, les danses et les rires. Il me semble qu’Adrian a véritablement réussi à séduire sa compagne, une noire imposante vêtue d’une robe très ajustée. La soirée se termine aux petites heures du matin sur la terrasse de la maison où vivent Adrian et Günter, où nous buvons à quatre des bières achetées au « El Rápido », un bar qui reste ouvert toute la nuit. Depuis la terrasse, nous pouvons voir Humberto, un vieux retraité à qui tous les voisins donnent un peu d’argent pour qu’il veille sur leurs maisons pendant la nuit. Parfois, il allume sa lampe de poche pour faire remarquer sa présence et je me dis qu’il serait bien impuissant devant d’éventuels cambrioleurs bien organisés. Nous le perdons de vue le temps d’une de ces tempêtes typiques des Caraïbes, pure, intense et de courte durée. Dès que la pluie cesse, nous apercevons à nouveau Humberto et sa lampe de poche. Lui aussi attend toute la nuit, convaincu qu’il ne se passera rien. De la maison, je pars à pied le rejoindre et je lui offre une bouteille de bière. Il me remercie chaleureusement et je lui réponds en esquissant un sourire. J’aimerais bien parler espagnol pour pouvoir l’accompagner pendant sa ronde de nuit, lui tenir compagnie, l’interroger sur sa vie, savoir à quoi il pense pendant toutes ces heures où il attend, nuit après nuit, la lampe de poche à la main. Mais je décide de m’en aller et je le salue, emportant avec moi son air joyeux alors qu’il commence à boire sa bière. Il ne doit pas avoir l’habitude de recevoir de cadeaux ou tout simplement que l’on s’occupe de lui. De retour à ma chambre, mort de fatigue, j’ai tout de même le temps de retourner à Nicolás Guillén, dont j’ouvre le recueil à la dernière page:

 

Le temps passe en silence

Comme s’écoule une eau nocturne

Et il voit mon front taciturne

Et il voit mon cœur sans repos.

Je plonge ma voix dans l’eau nocturne

Je mets le front taciturne

Je repose mon cœur sans repos

Je range mes peines dans la peinière

Je range mon âme dans l’âmière

Je garde ma voix comme une épée.

Alors je n’ai rien et je ne veux rien.

Alors je ne cherche rien et je n’attends rien.

Rien.

 

 

9.

Le matin, nous nous rendons dans le quartier de Raúl, la Víbora, afin d’enregistrer un trio qui fut chaleureusement recommandé à Stefan. Les trois membres sont professeurs au Centro de Superación para la Cultúra, un édifice original et moins abîmé que la moyenne. C’est une vieille maison coloniale espagnole, avec des tableaux de céramique représentent des scènes de Don Quichotte. Adrian décide d’installer les micros dans une espèce de patio à la décoration musulmane qui me rappelle vaguement la Alhambra de Grenade. Je m’étonne une fois de plus de la dignité avec laquelle les trois musiciens – Hermes, René et Diego – acceptent l’humilité et le manque de moyens du centre. Ici non plus il n’y a pas d’eau. Ils chantent et jouent à merveille. Comme à plusieurs autres musiciens ces derniers jours, Stefan leur offre des feuilles de musique et ils le remercient avec une noblesse à laquelle je ne suis pas habitué. Lorsque nous repartons, je vois Diego de notre voiture, s’éloignant à pied avec sa guitare. Je le salue et il nous envoie la main en même temps qu’un dernier sourire. Je pense aux kilomètres qu’il devra parcourir avec sa guitare avant d’arriver chez lui. Posséder une automobile est un luxe réservé à une petite minorité : des fonctionnaires ou des travailleurs ayant réussi à en obtenir une lorsqu’on importait encore des voitures russes, tchèques ou polonaises. Les transports publics sont une catastrophe, et l’on voit des files d’attente interminables à tous les arrêts d’autobus. Plusieurs s’arrêtent aux feux de circulation afin de tenter de convaincre les conducteurs des voitures de les approcher un peu de leur destination, mais seules certaines filles y parviennent. Le moyen de transport le plus populaire est ce qu’on appelle les « chameaux » en raison de leur forme. Il s’agit de gros camions dans lesquels voyagent entassées des centaines de personnes. J’aperçois aussi de vieux autobus venant de partout dans le monde: Rome, Amsterdam, Madrid, Berlin … Ce qui dans ces villes est considéré comme inutilisable, on s’en sert ici pendant des années, toujours avec le temps comme allié généreux. Diego, un guitariste exceptionnel avec une voix merveilleuse et une solide formation musicale, pourrait vivre à l’aise presque n’importe où dans le monde. Ici, après avoir chanté pour nous pendant presque deux heures, il n’a, comme des centaines d’autres bons musiciens vivant à la Havane, d’autre choix que de se déplacer à pied avec sa guitare pour rentrer chez lui. Le soir, nous enregistrons pendant quelques heures à « La Madriguera », dans la Quinta de los Molinos, au centre-ville de La Havane, une immense propriété à la végétation exubérante, avec des milliers de palmiers et d’arbres tropicaux. Les musiciens jouent sur une petite scène de ciment située près d’un modeste bâtiment qui sert de centre culturel. Nous sommes venus écouter des groupes plus jeunes et novateurs que Noel admire beaucoup, qui tentent de dépasser la façon traditionnelle d’interpréter la musique cubaine. Il y a très peu de chaises et plusieurs d’entre nous doivent s’asseoir sur le plancher. Le premier groupe, un trio formé d’un blanc, d’un basané et d’un noir, me plaît beaucoup. Leur musique m’apparaît comme un croisement entre la Nueva Trova Cubana et certains chanteurs brésiliens tels que Caetano Veloso ou Gilberto Gil. Je félicite par la suite l’un des musiciens et il me remercie longuement et chaleureusement, comme c’est presque toujours le cas ici. Il serait difficile de trouver des gens plus réceptifs aux compliments. D’autres groupes ou solistes se produisent par la suite, de qualité inégale. J’apprécie particulièrement un autre duo formé d’un mulâtre et d’un noir, qui en plus de bien chanter font preuve d’un sens de l’humour exceptionnel. Ils dansent, imitent des instruments, improvisent, intègrent des influences africaines … En un instant, ils ont mis le public dans leur poche. Entre deux numéros, j’essaie d’entamer une conversation avec Alicia, une fille-femme qui irradie la joie de vivre dans tout ce qu’elle dit et dans tout ce qu’elle fait. Elle me confie qu’elle aimerait bien voyager dans plusieurs pays, mais elle sait que cela est impossible avant que la situation ne change. Elle se sent cubaine et elle ne projette pas de partir, pas plus que ses parents. Elle veut rester et, comme Noel, elle aime à penser que les choses sont en train de changer, petit à petit. Le soir, nous retournons à la Víbora, cette fois parce que Raúl nous a invités manger une paella chez lui. Enfin, nous faisons la connaissance de sa femme et de ses filles, dont il m’a tant parlé ces derniers jours. Le repas, abondant, est une nouvelle manifestation de générosité. La paella est délicieuse et la veillée se termine en danse, lorsque Mariko fait la joie des filles de Raúl – Jessica et Giselle- en leur apprenant divers pas de ballet classique. Un rapport singulier s’est installé entre hôtes et invités. Ils nous donnent beaucoup plus que ce qu’ils ont et nous sont reconnaissants de notre simple présence comme d’un véritable cadeau. Je ressens leur générosité et leur savoir-vivre comme un miracle. Je prends congé du jour, une fois de plus, avec José Martí:

 

Cuba nous unit en sol étranger,

L’aura de Cuba notre amour désire:

Cuba est ton cœur, Cuba est mon ciel,

Cuba que ma parole s’inscrive dans ton livre

 

 

10.

Le matin, au petit déjeuner, Milaida me fait cadeau de quelques carnets de rationnement déjà utilisés par elle et sa famille. C’est impressionnant de constater le peu qu’il est possible d’acheter avec des pesos cubains. Tout est, en plus, de très mauvaise qualité, comme le pain que m’a fait goûter Milaida l’autre matin. Les magasins sont généralement presque vides, et il faut y aller tous les jours pour finir par pouvoir acheter ce à quoi l’on a droit. On dirait presque une économie de guerre ou d’après-guerre. Milaida m’explique qu’avec les mêmes revenus qu’aujourd’hui, on vivait bien dans les années 1980, mais depuis la chute du communisme en Europe, le niveau de vie s’est dégradé de façon alarmante. Elle peut, comme plusieurs personnes du quartier, acheter avec des dollars dans les magasins, mais la plupart des gens doivent survivre avec les aliments et les rations permises, ce qui paraît presque impossible. En milieu d’avant-midi, nous sortons de La Havane pour la première et la dernière fois. Notre destination est Bejucal, un petit village situé à un peu plus d’une heure en voiture de La Havane. Dans la cour du Museo Municipal, les Tambores de Bejucal jouent pour nous. Il s’agit d’un groupe composé d’une vingtaine de paysans qui jouent des instruments à vent et des percussions (bongos, rejas, cloches, trompette, trombone), avec trois chanteurs. Robelio, un personnage rigolo portant une casquette de baseball blanche, dirige les musiciens avec un mélange d’humour et de sévérité. Il est difficile de décrire cet amalgame humain. Difficile de croire qu’ils font une musique de si grande qualité. Ils se métamorphosent lorsqu’ils se mettent à jouer: leur visage s’illumine, ils sourient sans cesse, échangent des clins d’œil complices. Au moins dans ces moments ils sont heureux. À leurs vêtements, j’imagine toutefois sans difficulté les rigueurs auxquelles ils doivent faire face quotidiennement. Raúl achète du rhum, Luis distribue des stylos à bille, Stefan des disques, des cigares et des cahiers. En l’espace de quelques minutes, même s’il n’est que l’heure du midi, s’installe une ambiance de fête extraordinaire. On joue de la conga, de la yoruba et de la musique de carnaval. Plus tard, quelques musiciens se mettent à improviser des cantiques et des rythmes africains, ce qui réchauffe encore davantage l’atmosphère. L’endroit est magnifique, des fleurs entourent une cour avec des arcades des deux côté. Il s’agit d’un édifice historique datant du 18e siècle, me dit-on. Peu de temps avant de partir, Robelio se met lui-aussi à chanter avec un homme très âgé, qui arrive dans la cour, attiré sans doute par la musique et qui, à cette heure de la journée, nous admet être déjà à moitié ivre. Tous les deux chantent avec une aisance naturelle et ils interprètent de vieux boléros. Ils ne chantent plus pour nous, mais bien pour eux-mêmes. Pour égayer l’attente, me dis-je malgré moi une fois de plus. Le soir, nous nous rendons pour la première fois à l’Hotel Nacional. C’est là que mes parents ont fait connaissance. J’aurais dû y venir avant, plutôt que d’attendre mon dernier jour à La Havane. Nous allons nous promener dans les jardins, à partir desquels on peut apercevoir une bonne partie du Malecón et de la Habana Vieja. Nous buvons des mojitos, et j’envisage la possibilité de prolonger mon séjour de quelques jours, voire de quelques mois, puisque personne ni rien ne m’attend, mais je me dis qu’il vaut mieux rentrer à la maison. Chargé de dessins, d’images, de visages, et de toute la musique que j’ai écoutée pendant ces journées. J’observe de vieilles photos qui sont suspendues dans certains des salons de l’hôtel, et je suis à nouveau saisi par l’image de mes parents, enlacés et souriants dans le Malecón, et je sens qu’à présent je suis lié pour toujours à cette ville, elle m’appartient tout autant qu’à eux. J’ai la certitude que j’y reviendrai, et je me demande si tous vont continuer à attendre comme ils l’ont fait jusqu’ici, s’ils continueront de nager fièrement à contre-courant, si l’embargo continuera de s’enrouler jour après jour autour de leur cou. Nicolás Guillén me chante ce soir son dernier au revoir:

 

Martí te l’a promis

Et Fidel l’a accompli;

Ah! Cuba, maintenant c’est fini

C’est fini pour de bon ici,

C’est fini.

Ah! Cuba, c’est vrai, c’est vrai,

C’est fini

Le fouet de cuir

Avec lequel le Yankee te battait,

C’est fini.

Martí te l’a promis

Et Fidel l’a accompli.

C’est fini.

Ah! comme il est beau mon drapeau,

Mon petit drapeau cubain,

Lorsqu’on ne le commande plus de l’extérieur

Et qu’il n’est plus de voyous

Pour venir le piétiner à La Havane !

C’est fini.

Je l’ai vu de mes yeux.

Martí te l’a promis

Et Fidel l’a accompli.

C’est fini.

 

Mario Luis Malfatti, 1999

 

Traduction: Mélanie Rumpelmayer

 

 

Mario Luis Malfatti, né en 1947 à Trieste, enfant unique d’une famille d’industriels estimé. Il met fin en 1968 à des études de droit à Bologne pour se consacrer exclusivement à ses deux passions: l’écriture et la peinture. Première publication en 1970 d’un recueil de nouvelles intitulé “Traverse” (Rues latérales), qui passe pratiquement inaperçu. Son père, Luis Massimo Malfatti, se suicide en 1972 après avoir été arrêté pour fraude fiscale. Cette tragédie familiale, qui mène trois ans plus tard à la mort de sa mère, confère par ailleurs à Malfatti une indépendance financière lui permettant de mener une existence isolée. Ses romans “Passi perduti” (Les pas perdus) et “L’ultimo paradiso” (Le dernier paradis) ne trouvent pas d’éditeur, et Malfatti ne se consacre plus qu’à la peinture, inspiré par Günter Grass, qu’il admire.

 


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